Article du carnet de bord

Printemps vénitien

Rencontres - Lorenzo Quinn

En cette période alliant covid et grèves diverses, aller à Venise n’est pas forcément une sinécure : les voyageurs ailés ont bien mérité leur séjour fin avril, après une nuit passée dans l’aérogare et dans l’avion… Heureusement, il suffit de se retrouver sur le grand canal pour oublier fatigue et désagréments !

Après une courte journée de repos et de balade pour trouver ses repères, nous voici dans les Giardini, premier lieu de la Biennale d’art contemporain qui pour cette édition a pris pour thème Le Lait des rêves. Agréable promenade d’un pavillon à l’autre  (la plupart des pavillons nationaux sont édifiés dans ces jardins) ; à remarquer le pavillon des Etats-unis qui a valu à l’artiste, Simone LEIGH, avec Sonia BOYCE (pavillon britannique) le Lion d’or de la meilleure participation nationale, récompense suprême ; le pavillon vide de l’Espagne, où Ignasi ABALLI a entrepris d’installer des cloisons blanches pour remettre le pavillon dans l’axe des pavillons voisins ; le pavillon du Danemark habité par Uffe ISOLOTTO, d’un tel  hyperréalisme qu’il bouscule nos perceptions ; le pavillon de la Corée, installation chromatique et cinétique séduisante ; le pavillon belge où le vidéaste Francis ALYS introduit un peu d’humanité avec films et photos de jeux d’enfants, réalisés dans le monde entier, particulièrement dans des camps de réfugiés ou au Congo ;  le pavillon de la Russie, fermé pour cause de guerre suite à l’invasion de l’Ukraine (décision des artistes russes, opposés à la guerre) ; et bien sûr le pavillon de la France, où nous avons été accueillis par Arianna et sa collègue Selené, de l’agence Arter  qui met en œuvre le pavillon français pour les biennales d’art ou celles d’architecture ; il faut bien reconnaître que la production d’œuvres d’art contemporain est devenue d’une telle complexité qu’elle ne saurait exister sans une équipe autour de l’artiste ! Arianna et sa collègue ont ainsi raconté comment le film Les rêves n’ont pas de titre de Zineb SEDIRA, élément essentiel de l’installation, a été réalisé, en recréant des séances de films italiens de la grande époque – celle où Zineb fréquentait le cinéma Jean-Vigo de Genevilliers. Le pavillon a d’ailleurs été transformé en musée des souvenirs de Zineb, avec un bar-dancing, des livres parmi ceux qui l’ont marquée, autant d’éléments que tous les collaborateurs ont chinés pendant l’élaboration de l’installation. Cette année nous n’avons pas rencontré Philippe Zimmerman, responsable technique du pavillon, mais Arianna et Séléné nous ont transmis leur enthousiasme. Petit bémol cependant : Zineb vit maintenant à Londres et s’exprime en anglais alors qu’elle est née et a grandi en région parisienne, nos amateurs ailés auraient aimé, dans le pavillon français, que textes et dialogues du film soient au minimum sous-titrés en français…

L’exposition internationale occupe le pavillon italien des Giardini ; cette édition rend compte de l’évolution artistique depuis le début du 20ème siècle à travers le regard d‘artistes féminines quasi exclusivement. Ce qui a l’avantage de donner des points de repère historiques avec quelques grandes figures : de Sonia DELAUNAY à Léonor FINI en passant par Vera MOLNAR, pionnière des arts électroniques, de la portugaise Paula REGO à Dorothea TANNING, figure du surréalisme aux côtés de Max ERNST, en passant par Maya DEREN, personnalité majeure du cinéma expérimental d’inspiration surréaliste, sans oublier que le 20ème siècle a été celui du mélange des genres avec des artistes de la scène, Mary WIGMAN ou Joséphine BAKER. Les artistes contemporains trouvent aussi leur place dans cette exposition, Rosemarie TROCKEL, Nan GOLDIN, ou Katharina FRITSCH dont l’énorme éléphant réaliste accueille le public en début de parcours.

Autre étape du séjour vénitien, les deux lieux consacrés à l’art contemporain par F. Pinault ; Le Palazzo Grassi accueille une grande exposition de Marlène DUMAS ; on aborde son œuvre par une série consacrée à la sexualité, voire à la pornographie, avant de découvrir (avec un peu de soulagement pour quelques amateurs ailés) des portraits tout aussi violents et émouvants, de célébrités, Pasolini, Genêt, Marilyn… ou d’inconnus : le titre et le commentaire de l’artiste sont alors utiles. La peinture de Marlène Dumas, fluide et évanescente, reste fortement expressionniste malgré l’économie de moyens déployée, et n’a pas laissé nos voyageurs indifférents.

Contrapposto Studies est le titre de l’exposition consacrée à Bruce NAUMAN à Punta della dogana ; il s’agit d’une re-création d’une vidéo réalisée en 1968 Walk with Contrapposto, où l'artiste se mettait en scène dans des actions simples, dans son atelier ; la pièce est actualisée par les moyens utilisés aujourd’hui, par la performance qu’exécute l’artiste (qui n’est plus maintenant un jeune homme), par les images de l’atelier, et par l’expérimentation sonore, trois axes fondamentaux dans son œuvre. Lors de notre rencontre autour d’un verre de Prosecco mercredi soir dans le salon de l'Hôtel Villa Rosa, notre quartier général convivial et apprécié, les débats ont été animés à ce sujet !

 

Retour à la Biennale, à l’Arsenal. Priorité toujours aux artistes femmes, l’exposition internationale s’ouvre sur Brick House, une œuvre monumentale, buste de femme noire, de l’artiste afro-américaine Simone LEIGH ; et comme au pavillon central des Giardini, des œuvres de référence pour inscrire l’art actuel dans une continuité, avec des artistes comme Niki de SAINT-PHALLE, Sophie TAUBER-ARP, Violeta PARRA, Florence HENRI, Louise NEVELSON, figures tutélaires de Barbara KRUGER, Rebecca HORN ou Marguerite HUMEAU.

 

Des pavillons nationaux occupent la suite des espaces de l’Arsenal ; le pavillon italien est une gigantesque installation de Gian Maria TOSSATI  présentant grandeur et chute du "rêve italien", avec le développement dû à l’industrialisation et le déséquilibre qui s’ensuit. La vidéo de la libanaise Danielle ARBID suit la déambulation en voiture dans Beyrouth de la réalisatrice, donnant à entendre sa mère au téléphone essayant de se sortir d’une situation économique désastreuse, à l’image de la crise qui ravage aujourd’hui le Liban : une pièce moins impressionnante que celle réalisée par Zad MOULTAKA à la biennale 2017 mais émouvante dans son intimité. Partant du retable maltais du Caravage La Décollation de Saint-Jean-Baptiste, les trois artistes maltais ont réalisé une installation cinétique et sculpturale, où des gouttelettes d’acier en fusion tombent du ciel dans sept bassins d’eau rectangulaires, chacun représentant un sujet dans La Décollation. Complexe dans leur installation, la plupart des œuvres nécessitent aussi quelques explications : titre, références… Et nos amateurs ailés ne sont pas encore familiarisés suffisamment avec les notices du web sur téléphone, et ont regretté quelquefois de ne pas même avoir un plan à disposition !

Comme pour les précédentes éditions, la Biennale s’accompagne à Venise d’évènements artistiques ; déjà, plusieurs pavillons nationaux ne trouvant pas de place dans les deux lieux institutionnels s’installent "en ville", ouvrant au public la porte d’églises, de palais ou d’espaces inutilisés que l’on découvre au détour des ruelles ou des canaux ; une balade en vaporetto permet ainsi de voir des productions d’artistes cubains (Rafael VILLARES) et syriens, dans le cadre bucolique de l’ile San Servolo ; le Palais Franchetti au pied du pont de l’Accademia est investi en partie par le pavillon du Portugal ;  le Palazzo Mora accueille entre autres les artistes palestiniens. La Scuola grande della Misericordia héberge des œuvres d’artistes ukrainiens et autres, où règne la pièce de JR, en soutien à l’Ukraine : Marina ABRAMOVIC, Damien HIRST, Olafur ELIASSON, Takashi MURAKAMI, Boris MIKHAILOV ; il faut dire que le pavillon de l’Ukraine est occupé comme prévu par la pièce des années 90 La Fontaine de l’épuisement recréée pour l’occasion par l’artiste Pavlo MAKOV, au prix d’une invraisemblable épopée pour sortir tous les éléments (et l’artiste !) d’Ukraine au début de la guerre… Dans la petite église Chiesetta della Misericordia, derrière la Scuola, s’est installé le pavillon des Pays-Bas avec une œuvre/performance de Mélanie BONAJO, réputée "animateur de calins et activiste" : lové dans de gros sièges ondulés de toutes les couleurs, le spectateur est amené à voir une vidéo d’environ 30mn, de participants à des ateliers sur le toucher et le consentement "Quand le corps dit oui".

Parmi les évènements collatéraux qui ont impressionné les amateurs ailés, bien sûr l’installation d’Anselm KIEFER dans le Palais des Doges, Questi scritti quando verranno bruciati, daranno finalmente un po’di luce, "Quand ces écrits seront brûlés, ils donneront enfin un peu de lumière", (Andrea Emo, philosophe vénitien, 1901-1983) : dans la Sale dello scrutino qu’elle envahit du sol au plafond, l’œuvre de Kiefer se confronte aux peintures anciennes et aux dorures. Le résultat est saisissant, grandiose, voire angoissant tant on est immergé dans l’œuvre !

Autre grande exposition, celle d’Anish KAPOOR qui se déploie dans la Galerie de l’Accademia et dans le Palazzo Manfrin, réhabilité et devenu siège de la Fondation Anish Kapoor : de grandes pièces, fortes de Vantablack, "le noir plus noir que noir", plongeant le spectateur dans l’abîme, côtoient des sculptures sanguinolentes où la résine rouge dégoulinante émaille des structures froides et géométriques en métal, qui font partie du travail de l’artiste depuis les années 2015. Hébergée dans les Procuratie Vecchie place San Marco, la rétrospective consacrée à Louise NEVELSON, qui avait fait sensation dans le pavillon des USA en 1962 présente un panorama de son œuvre : sculptures monumentales le plus souvent noires, mais aussi collages/assemblages brouillant les frontières de genre, un bel hommage à une artiste plus célèbre en son temps qu’Andy Warhol et qui témoigne de la pérennité des formes (beaucoup de similitude avec les recherches d’Anita Molinero, dont Les Ailes ont vu récemment le travail au Musée d’art moderne de Paris).  Autre grande rétrospective consacrée à un artiste qui avait représenté l’Espagne à Venise en 1984, Antoni CLAVÉ, au Palais Franchetti, montrant l’attrait de l’artiste pour la production africaine, les matériaux de récupération, la simplification des formes, les couleurs inspirées par la palette de Miro ; une artiste française d’origine algérienne (comme Zineb Sedira), Claudine DRAI, présente aussi au Palais Franchetti  Présence, sous l’égide de Wim Wenders, un travail délicat de "papiers froissés", exposition qui s’étale dans la bibliothèque du Palais qui contient aussi la magnifique collection de dessins de MORANDI. Tout près du Palais Franchetti, le Conservatoire Benedetto Marcello héberge une manifestation collective réunissant 11 artistes visuels dont Julian CHARRIERE, Martin PURYEAR, David CLAERBOUT, qui s’efforcent de mettre en évidence les problèmes sociaux et environnementaux actuels. Non loin de là au Palazzo Loredan nous découvrons l’œuvre de Markus LÜPERTZ, pape du néo-expressionnisme allemand (qui envahit cet été la ville d’Orléans) en même temps que la fabuleuse bibliothèque où se tient l’exposition.  Dans le Palazzo Contarini Polignac s’épanouit sous l’égide de la Fondation Boghossian un travail à base de papier de mûrier "Hanji" plié, du coréen CHUN Kwang Young Times Reimagined , pour lequel l’architecte Stefano BOERI a créé une structure pliable, constituée d’une membrane de bois et de textile. Plus près de San Marco à la Chiesa della Pieta se tient une exposition de Carole FEUERMAN avec ses pin-ups en maillot de bain hyperréalistes, qui donne envie, sous le soleil d’avril, d’aller faire un tour au Lido !

Au hasard de nos pérégrinations dans Venise, nous découvrons de façon aléatoire quelques- unes des autres expositions qui fleurissent dans la ville. Comme les fondations ! La Fondation Pinault est rejointe par la Fondation Anish Kapoor, la Fondation Cini (qui propose une belle exposition de Kehinde WILEY, An Archeology of Silence), la Fondation Vuitton (installée au dernier étage de la boutique, elle présente une belle pièce de Katharina GRÖSSE, à côté des pièces de BUREN et Candida HÖFER), la Fondation Prada, la Fondation Tedeschi (qui présente dans le grand magasin au pied du Rialto une série de portraits de Leila ALAOUI Les Marocains), la Fondation VEDOVA (belle  rétrospective de l’œuvre de l’artiste vénitien), la Fondation Ligabue, la Fondation Olivetti (avec une exposition Lucio FONTANA/Anthony GORMLEY), la Fondation Berggruen qui vient d’ajouter le Palazzo Diedo  à la Casa de Trei Oci qu’elle possédait déjà, la Fondation Victoria-the Art of being Contemporary (Mikhelson) dans le Palazzo delle Zattere, la Fondation Quérini-Stampalia restaurée par l’architecte Carlo Scarpa (exposition Danh VO et Chiara BERTOLA), la Fondation Wilmotte (plutôt orientée architecture), la Fondation Valmont au Palazzo Bonvicini (l’exposition n’ouvre qu’en juin)…

Il y a encore des galeries à Venise, même si la période ne leur est guère favorable : les éditions précédentes nous avaient permis de rencontrer les initiateurs de l’association ICI-Venice, Olivier et Chantal, qui disposaient d’une galerie dans le quartier de Santa Croce, le Magazzino del Caffe où nous étions si chaleureusement accueillis ; mais la galerie qui s’accompagnait de projets et de résidences d’artistes n’a pas résisté à la pandémie ! Restent à Venise quelques grandes galeries, comme la luxueuse galerie Contini, qui dans ces trois espaces vénitiens présente Manolo VALDES, Igor MITORAJ et d’autres artistes de la galerie.

Comme toujours, nous quitterons Venise un peu frustrés, avec l’impression d’avoir manqué beaucoup d’évènements artistiques ! Et chacun dans le groupe aura construit son séjour différemment des autres… Sans compter que notre semaine au soleil sous la lumière vénitienne aura rendu notre séjour exceptionnel ; nous avons ainsi profité des festivités du Bocolo, jour de la fête de St-Marc mais aussi rappel de la légende des amoureux Tancrède et Maria, et jour anniversaire de la libération : défilés et rassemblements avec oriflammes aux armoiries de la ville et drapeaux rouges avec marteau et faucille ! Venise change aussi, les pigeons de St-Marc sont moins nombreux, chassés par les goélands affamés, heureusement il reste une tradition ancestrale utilisée par exemple au Danieli où un maître fauconnier tient son animal prêt à le lâcher pour mettre en déroute des goélands trop entreprenants…