Débats passionnés lors de l’habituelle rencontre autour d’un verre de Prosecco qui ponctue notre séjour à la Biennale de Venise, rien de plus normal, nous n’avons pas tous vu la même chose ! Il y a tant et tant à voir !
Démarrage – en même temps que les marathoniens de Venise ! – par les Giardini, la plupart des pavillons nationaux et une des deux expositions organisées par les commissaires de la Biennale ; ici, un couloir d’un blanc immaculé éblouissant, œuvre de Ryoji IKEDA, mène à cette exposition ou « proposition B », source de découvertes et d’émotions, que l’on connaisse déjà le travail des artistes (Les toiles d’araignée de Tomas SARACENO découvertes à la biennale de Lyon, les « robes » en carreaux de céramique de Zhanna KODYRAVA vues à La Havane, la pièce de Jimmie DURHAM qui a obtenu le Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière…) ou pas, comme les installations des chinois NABUQI, plutôt amusante, ou du duo SUN Yuan et PENG Yu, impressionnante.
Côté pavillons, certains ont choisi de présenter des artistes confirmés et connus qui suscitent plutôt le consensus, comme l’américain Martin PURYEAR, ou le tchèque KOLIBAL : nous avons retrouvé sa démarche rigoureuse comme lors de son exposition au musée Ste-Croix de Poitiers (1993). D’autres ont provoqué des avis très divergents, comme le pavillon russe où Alexander SOKUROV a pris pour thème la parabole du fils prodigue de l’évangile de St-Luc et sa représentation par Rembrandt dans la collection de l’Ermitage, tandis qu’Alexander SHISHKIN-HOKUSAI a produit une installation d'oeuvres animées, avec des personnages et décors peints à même le bois et à la manière des maîtres flamands des XVIe et XVIIe siècles.
Quant au pavillon de la ville de Venise, il propose avant l’heure – celle de l’acqua alta – de marcher sur l’eau ! Pas vraiment une expérience esthétique, mais une expérience tout court… Le pavillon français en a laissé plus d’un perplexe : nous avons été chaleureusement accueillis, comme d’habitude, par Philippe ZIMMERMANN, régisseur du pavillon qui a supervisé l’installation sur le plan technique, et par Arianna AVEZZÙ, qui a suivi toute la production ; mais malgré les informations et l’enthousiasme d’Arianna, certains ont trouvé l’installation peu lisible : Vois ce bleu profond te fondre, de Laure PROUVOST, n’a pas vraiment convaincu, pourtant ce que nous connaissions de l’artiste, depuis Wantee, qui lui avait valu le prix Turner, vu à la Tate Britain en 2013, nous avait laissé un a-priori favorable ; mais nous n’avons pas boudé notre plaisir devant certaines séquences, comme l’apparition d’Agnès Varda et surtout la participation d’un des personnages que Laure Prouvost a embarqué dans son aventure, le hip-hoper NICO, qui nous a en plus gratifié d’une magnifique performance, ce qui a permis de recréer un consensus !
Suite de la Biennale à l’Arsenal, et visite toujours plus ardue que dans le cadre bucolique des Giardini : le lieu immense accueille la « proposition A » de l’exposition réalisée par le commissaire désigné ; de plus, pour cette édition, l’espace est coupé, tronçonné par de multiples cloisons entravant la perspective et le regard : nos amateurs ailés ont souffert de cet agencement. Face à la difficulté de se repérer dans ce dédale d’œuvres pas toujours explicites, l’une a préféré suivre une visite commentée et a apprécié les éclaircissements livrés par le guide ; c’est une question récurrente pour les habitués et membres du bureau des Ailes que celle des visites guidées, intéressantes mais qui orientent le regard, la question est loin d’être résolue !
Après l’immense peinture de Georges CONDO, la réserve à costumes d’Ed ATKINS, des photos portraits de populations marginalisées de Calcutta de Soham GUPTA, le visiteur pénètre dans un espace de diffusion de la toute aussi immense vidéo de Christian MARCLAY mettant en abîme 48 films de guerre. Un peu plus loin on remarque les pneus enchaînés d’Arthur JAFFA, les porcelaines musicales de Tarek ATAOUI, les sculptures de Jean-Luc MOULENE, les bustes de Nicole EISENMAN, et l’espace s’ouvre enfin un peu sur l’installation d’Alexandra BIRCKEN partant d’une étrange moto pour s’élever jusqu’au faîte de la halle avec des tuniques de moto trop larges accrochées à des échelles ; plus légères dans le parcours, les ambiances d’Axel DA CORTE ; à l’extérieur, Christoph BÜCHEL a installé Barca Nostra, épave d’un bateau de migrants échoué.
Au-delà de la « proposition A », se poursuivent les pavillons nationaux : les amateurs ailés ont particulièrement apprécié le pavillon de l’Inde, avec l’hommage à Gandhi qu’ont concocté Roobina KARODE et Kiran NADAR, et le pavillon du Ghana auquel ils auraient bien attribué le Lion d’or ! Il faut dire qu’il réunissait des artistes de premier plan, à commencer par EL A.ATSUI et ses tentures superbes, ainsi que les autoportraits photos de Felicia ABBAN, la belle vidéo de John AKOMFRAH, , Lynette YADOM-BOAKYE et ses grandes peintures, Selasi AWUSI SOSU et ses images en caissons de verre, l’installation en morceaux de bois et toile de jute de Ibrahim MAHAMA qui a réalisé aussi Une ligne droite à travers la carcasse de l’histoire (1649) en filet de poisson fumé, pièce qui délimitait le pavillon et assurait sa cohérence. Pour la première participation de Madagascar, Joël ANDRIANOMEARISOA crée un monde de rêve propice à l'exploration à partir d’un matériau simple, le papier.
La Biennale s’étale maintenant dans toute la ville de Venise, les deux sites ne pouvant accueillir toutes les représentations nationales : ainsi la Lituanie qui a obtenu le Lion d’or est située de l’autre côté de l’Arsenal ; peu d’amateurs l’ont vu car le pavillon est très peu ouvert au public (le samedi), étant donné la forme performative choisie par les artistes (performances présentées le samedi seulement). Le pavillon de l’Iran est très attractif avec les images de Samira ALIKHANZADEH apparaissant et disparaissant de leur support en fonction de la position du spectateur, et avec l’installation de Reza LAVASSANI constitué d’une grande table où le couvert est mis, le tout en papier mâché, élément de lyrisme poétique. Beaucoup d’intérêt aussi pour le pavillon de l’Azerbaïdjian, et pour celui d’Andorre que peu ont visité.
Et puis il y a aussi les nombreux événements collatéraux, plus ou moins soutenus par la Biennale. A commencer par la Fondation Pinault, qui présentait au Palazzo Grassi une rétrospective Luc TUYMANS : une découverte car l’artiste dont nous avons vu quelques œuvres lors du voyage en Flandre et Hollande est peu diffusé en France ; la fondation fait bien les choses et met à la disposition du visiteur des brochures –en français !- très complètes, trop même ? Il faut aussi abandonner la lecture pour apprécier la qualité de la lumière, les nuances de couleurs, la précision de la composition qui créent un univers « nordique » si particulier.
A la Punta della dogana, la fondation présente Luogo e Segni (Lieu et Signes), une exposition réalisée à partir d’œuvres de la collection, une « promenade dans un paysage intérieur où nature, création et poésie se répondent, librement inspirée des écrits d’Etel Adnan ». On en retient forcément le grand rideau de perles de Félix GONZALES-TORRES, les caisses noires lisses et brillantes d’Hicham BERRADA qui s’éclairent pour donner à voir des terrariums, les éléments de verre de Roni HORN où l’eau semble comme pétrifiée, et la belle vidéo de Anri SALA, 1395 jours sans rouge : un jour parmi ceux du siège de Sarajevo, jour de répétition de l’Orchestre symphonique que tente de rejoindre une jeune musicienne.
Le Palazzo Fortuny défend la mémoire de la Maison Fortuny en exposant dans son cadre habituel robes, tissus, et surtout dessins et peintures de Mariano FORTUNY, célèbre autant pour son plissé (à faire pâlir Issey Miyake !) que pour ses fréquentations, de Marcel Proust à Reynaldo Hahn ; dans l’espace d’expositions au premier et au dernier niveaux, le musée présente les grandes peintures de la rétrospective consacrée au coréen YUN Hyong-keun ; figure centrale du mouvement Dansaekhwa avec Lee Ufan et Chung Chang-Sup, adepte du radicalisme et de la modernité, il a fait entrer la Corée dans la modernité.
Le plus beau palais de Venise, Ca d’oro, intègre comme d’habitude à sa collection permanente des œuvres particulièrement adaptées en faisant dialoguer les pièces de la collection Franchetti et celles de l’exposition Dysfunctional proposée par Carpenters Workshop Gallery ; l’occasion de repenser les liens entre art et design, comme la dernière création des VERHOEVEN TWINS (Piaget), Moments of Happiness, sphères de verre ou bulles de savon ? Le Palazzo Grimani rendait hommage à Helen FRANKENTHALER tandis qu’avec une belle rétrospecitive la Fondation Prada mettait à l’honneur Iannis KOUNELLIS.
Moins élégantes mais pleines d’énergie, les expositions proposées par European Cultural Centre se sont installées dans trois lieux de la ville. Au Palazzo Bembo comme au Palazzo Mora se déploient des œuvres d’artistes émergents, pleins d’imagination mais prenant en compte la réalité de la société dans laquelle ils évoluent, en témoigne Plastic Feet du colombien Federico URIBE. C’est aussi l’occasion de découvrir l’existence de la république de Kiribati, ile du Pacifique particulièrement bien représentée !
La mort de James Lee BYARS, une pièce majeure de cet artiste décédé en 1997, a été reconstituée dans une église par la volonté de son propriétaire, le collectionneur belge Walter Vanhoerents, qui a sollicité Zad MOULTAKA pour joindre à l’œuvre une composition musicale : le spectateur est immergé dans cette création poétique et mystique où se retrouvent les thèmes de l’éphémère, de la fragilité, de l’invisible, l’ensemble est particulièrement émouvant. A proximité au Magasin à sel, une autre pièce incitant à la contemplation, Living rocks, fragments of the Universe, des australiens DARLING et FORWOOD, mettant en scène des « roches vivantes » fabriquées à partir de racines d’eucalyptus et des images entourant l’eau accompagnées de la musique d’un quatuor à cordes.
Venise, c’est aussi une multitude d’iles dans la lagune : si quelques-unes ont visité San Clemente, ce n’était pas en souvenir de l’asile psychiatrique filmé par Raymond Depardon mais pour y voir des œuvres de Tony CRAGG et de Joana VASCONCELOS, dont la dernière réalisée pour Macao, un patient travail d’assemblage de tissus rebrodés, et puis la chaussure en casseroles.
Enfin, pause à Murano, l’ile sans doute la plus visitée de la lagune. Nous y sommes invités par l’association ICI Venice et son fondateur Olivier PERPOINT, dans la Casa réservée à des résidences d’artistes ; ICI-Venice dispose aussi d’une galerie à Venise, mais il n’y a pas d’exposition en ce moment. Olivier nous accueille chaleureusement, entre Prosecco et gorgonzola, dans la casa où des artistes ont laissé des traces comme le tout jeune BURNEX de 15 ans, street artiste maintenant choyé par des galeries, et qui a réalisé des fresques dans le jardin. ICI-Venice a pour vocation de soutenir la création artistique émergente et de lui trouver une place à côté de la Biennale, qui avec l’ampleur actuelle de la manifestation, ne peut éviter les questions de marchandisation de l’art ; après avoir couru toutes ces expositions, nos amateurs ailés sont curieux de savoir comment cette effervescence s’organise sur un plan économique, Olivier, fin connaisseur des réseaux artistiques, apporte les précisions nécessaires (financements, communication…) ; il convient en effet d’être expérimenté pour comprendre comment la petite république de Kiribati peut assumer financièrement son exposition au Palazzo Mora ! Avec ICI-Venice, Olivier est déterminé à assurer à la création des conditions de production et de diffusion alternatives en parallèle. Au passage, visite dans la fornace de Davide FUIN, maître verrier qui perpétue des tradition et est souvent sollicité par des artistes, et dans l’atelier de miroirs BARBINI qui tout en maintenant la tradition et la restauration, ont aussi une production contemporaine, comme l’explique d’ailleurs le responsable de cette entreprise familiale.
Il faudrait beaucoup plus de temps pour faire le tour complet de la Biennale ! En ajoutant à sa propre expérience le fruit des conversations avec les amateurs ailés, on parvient à avoir une vision globale ; de l’avis général, la visite de l’Arsenal est plus difficile et provoque moins d’émotions. Une bonne idée, un conseil de Martine : utiliser avec son téléphone l’appli Google qui permet de photographier et de traduire en français les textes des cartels accompagnant les œuvres. Si certains ont trouvé les vidéos trop nombreuses, surtout à l’Arsenal, on est plutôt content comme Hervé du retour de la photo !
Et puis Venise, avec ou sans biennale, offre toujours des moments magiques que les Ailes du désir n’ont pas boudés : les hauts lieux du patrimoine, la brume au petit matin sur la lagune, le café crémeux ou le spritz en terrasse…