Première journée à La Havane et premières impressions qui resteront tenaces ; dans le quartier de nos casas (le centre) plus encore que dans Habana vieja (la ville ancienne) ou le Malecon (grand boulevard en front de mer), le sentiment d’un après-guerre à Beyrouth avec des immeubles dans un état déplorable dont ne subsistent parfois que des façades. Et de temps en temps des chantiers de rénovation/reconstruction, menés avec le soutien du Conseil de l’Europe ou de l’UNESCO (Habana Vieja est classé au patrimoine mondial), mais il reste tant à faire qu’on ne voit pas par où commencer ! Malgré tout, avec le soleil et la bonne humeur des cubains, la ville regorge d’énergie, comme en témoigne la Biennale qui investit tout le territoire.
Une première journée pour prendre nos marques havanaises, direction Galleria continua proche de nos casas, une médiatrice très disponible nous a accueillis dans cette importante galerie de San Gimignano qui dispose aussi d’un lieu à Pékin, aux Moulins en Ile-de-France et bien sûr à La Havane. Etonnante pièce d’Anish KAPOOR liée à la maternité, blouses d’hôpital de l’ukrainienne Zhanna KADYROVA en carrelage céramique d’un hôpital désaffecté durant la période spéciale, et surtout sur le mur extérieur l’immense pièce de JR qui a défrayé la chronique. Quelques arrêts en cours de route avant de rejoindre le Centre d’art contemporain Wilfredo Lam, organisateur et centre névralgique de la biennale : à la Maison du Mexique, video de l’argentine Matilde MARIN, installation du dominicain Charo OQUET et surtout Grands crus 2.0, une installation du guadeloupéen Richard-Viktor SAINSILY-CAYOL qui met en scène une pyramide de dix barriques sur une base bleu azur triangulaire, référence au commerce triangulaire en même temps qu’à la tragédie actuelle des migrants venus d’Afrique vers un nouveau monde ; au musée d’art colonial, 72(vierges) en mouvement, représentation du Paradis des justes ou Jannah des musulmans du marocain Mehdi Georges HALHOU ; à la Fototeca, nous avons retrouvé l’installation d’Emmanuel TUSSORE constituée de savons d’Alep déjà vue à Palerme, et une série de portraits photographiques de Leila ALAOUI bien connus ; à la galerie Origenes du Théâtre Alicia Alonso, une exposition de 10 artistes chinois dont une grande installation de LI HONGBO, découvert par Les Ailes à Shanghai, retrouvé l’an passé à Angoulême, qui sculpte des piles de feuilles de papier dépliables ! La galerie présente aussi un beau panorama de la création artistique cubaine, de Jorge OTERO à DUVIER DEL DAGO.
Au Centre Wilfredo Lam plusieurs artistes venus d’Afrique et d’Amérique latine se partagent l’espace, de la mexicaine Tania CANDIANI qui nous fait entendre Le son du travail à la cubaine Tamara CAMPO qui nous enferme dans son installation White, en passant par les grandes toiles du malien Abdoulaye KONATE pour revenir au textile qui semble ici être un fil conducteur.
Ἀ l’Alliance française, inauguration de l’exposition Soleils noirs d’Yves TREMORIN ; co-fondateur (avec entre autres Florence Chevallier) du collectif Noir Limite en 1985, Yves Tremorin part du réel (fragments d’insectes, images microscopiques) pour créer un bestiaire imaginaire en noir et blanc sublimé par la lumière irréelle ; d’abord conçues pour un portfolio édité en 2012, ces images en deux dimensions sont exposées sous forme de tirages mais sont projetées en parallèle en grand format, rendant plus évident encore l’univers poétique ainsi créé. L’occasion pour l’artiste d’expliciter sa technique si particulière auprès d’amateurs ailés vivement intrigués !
Sur le chemin de l’Alliance française, certains ont découvert un autre aspect de la photographie avec le travail de Raul CORRALES : autre époque, autres lieux, celui-ci comme Korda a utilisé la photo pour témoigner de la révolution cubaine.
Toujours dans Habana Vieja, la Factoria Habana offre un grand espace d'exposition à plusieurs artistes et architectes : si José TOIRAC s'amuse avec de Vieux amis comme Lucky Luke, Lucila AGUILAR imagine des constructions de bambou belles et légères ; Andres BAZABE lui aussi utilise un matériau simple dans son exposition individuelle Cartones verdes, du carton d'emballage pour des représentations animales singulières.
Coucher de soleil sous les tropiques depuis le Malecon, grand boulevard en front de mer investi lui aussi par les artistes : comme Jorge OTERO qui rassemble des chaises pour regarder confortablement la mer, ou les caisses métalliques rouillées d’un autre cubain Roberto DIAGO sous le titre Résister au temps, ou encore le Phare invisible du chilien Benjamin OSSA, les fleurs en papier de Elio JESUS sur les colonnes d’un palais, la boule à lire Alud de Lianet PINO, le traineau plein de souvenirs de Enrique CELAYA, les paniers de basket du duo espagnol MARTIN Y SICILIA…, qui pour l’occasion rejoignent des pièces installées lors de la Biennale 2015 comme Primavera de Rafael SAN JUAN.
Deuxième jour : nous nous éloignons du centre de La Havane pour aller vers l’Ouest en traversant des quartiers plus ou moins résidentiels ; première étape chez Eduardo GUERRA (un ami de Jean et Claudine qui nous ont permis ce contact avant notre départ) : nous visitons sa maison décorée par ses soins, son atelier avec ses presses, et entre les explications traduites par sa compagne Yvet et quelques mots en espagnol, nous suivons les éclaircissements qu’il dispense chaleureusement sur sa démarche et sa technique, pour la plus grande joie de nos apprenties « graveuses » Annick et Sylvie (de l’atelier de Bernard Delaunay aux Beaux-arts de Poitiers). Témoins de la générosité de l’artiste, les décors dont il a gratifié aussi le quartier et la placette près de la maison…
Eduardo enseigne à l’Institut des arts où nous nous rendons ensuite et où nous sommes accueillis par une guide bienveillante ; ce lieu à l’architecture emblématique accueille environ 350 étudiants qui font leurs classes en arts visuels, danse, musique ou théâtre ; pendant les vacances et à l’occasion de la biennale, des étudiants en arts plastiques ont aménagé les ateliers pour y montrer aux côtés de leurs ainés leur travail qu’ils explicitent avec enthousiasme. Et nos amateurs ailés se verraient bien reprendre leurs études à l’ombre des palmiers, comme Annick et Sylvie par exemple dans l’atelier de gravure…
Dernière étape de cette journée, Fusterlandia, délirant royaume de José Martinez FUSTER très inspiré par Gaudi qui a transformé son domicile et en partie le quartier alentour en œuvre architecturale d’un imaginaire débridé tout en courbes et mosaïques, une explosion de couleurs joyeuses et de fresques naïves.
Quittons La Havane pour prendre l’air en direction de Cienfuegos, une des villes où s’étend cette édition de la Biennale. Petite balade en carriole à cheval pour rejoindre le site de la biennale dans cette jolie ville tranquille. Nous ratons l’inauguration, prévue à 14h et reportée à 16h : tant mieux, les artistes du projet Mar adentro sont présents pour achever leur installation et pour nous en parler ! Christine notre interprète a rendu compte des projets de Osmani CARO, Mira-Mar, d’énormes lunettes pour mieux voir la mer (et l'état dans lequel elle est !), de Camilo VILLALVILLA avec son labyrinthe coloré Deep water, du piano qui court dans la mer Ecos al paso d’Adrian RUMBAUT et des hamacs du « pirate » Pavel JIMENEZ bien nommés Ne vous endormez pas sur vos lauriers… Nous passons la nuit à Trinidad, belle petite cité colorée qui nous permet le lendemain une agréable baignade sous les cocotiers, et retour à La Havane pour poursuivre notre exploration artistique.
Le musée de La Havane récemment réhabilité comporte maintenant deux parties : l’une sur l’art « universel », l’autre sur l’art cubain. Nous retrouvons dans le premier sous une verrière encore en restauration des œuvres anciennes importantes témoignant de la richesse passée des planteurs de l’ile : Brueghel, Cranach, Carpaccio, Giordano, Zurbaran, El Greco, Courbet, Picasso ou Miro, ainsi qu’une remarquable exposition de Gabriel OROZCO composée de figures de carton couvertes de bas résille et dentelle, tant d’élégance à laquelle l’artiste mexicain ne nous avait pas habitués.
Mais nos amateurs ailés ont été particulièrement intéressés par l’art cubain qu’ils ont découvert dans le deuxième musée ; outre l’architecture remarquable du bâtiment, la collection témoigne de l’énergie de la « révolution permanente » ; un atelier de réparations de l'artiste René FRANCISCO ouvre la visite au rez-de-chaussée, suit la collection d’art cubain des 19ème et 20ème siècles avec des œuvres de Wilfredo LAM ou René PORTACARRERO ; une exposition sur l’histoire de l’art et la révolution complète ce panorama en témoignant de la vitalité des arts graphiques et de la culture révolutionnaire des artistes.
Invité par la Biennale, le français Théo MERCIER a investi le musée des arts décoratifs, bel hôtel particulier de la comtesse de Revilla de Camargo : sous le titre en façade Ne me quitte pas suivi à l’intérieur de I will survive, Théo Mercier a envahi de carapaces de crabes la salle à manger de la comtesse ; ses interventions ironiques parsemées dans les salles du musée rappellent les présentations du Musée de la Chasse et de la Nature à Paris ou du château du Rivau. Autre artiste français invité, Laurent GRASSO, qui présente sur le Malecon une projection de son film Otto, que nous avions vu à Paris galerie Perrotin.
Dernier rendez-vous (presque) respecté par la Biennale : l’inauguration du Corredor Cultural de Linea. Ce Corredor correspond à une opération de réhabilitation d’une avenue et des quartiers la bordant, et à l’occasion de la biennale plusieurs lieux de cette avenue doivent ouvrir des espaces d’exposition. Ce vernissage se déroulait dans une belle villa des quartiers résidentiels du Vedado tout fraichement édifiée, le Centre du design ; y étaient présentés la maquette du projet dans un environnement très design et quelques œuvres. A quelques minutes de là se trouve la Fabrica de Arte Cubano, un laboratoire de création interdisciplinaire installé dans une ancienne usine pétrolière avec une large amplitude d’ouverture et où le public se presse pour les concerts, les bars, les boutiques de créateurs, les expositions… La FAC accueille en ce moment un évènement collatéral de la biennale consacré à la photographie qui fait une grande place à Enrique ROTTENBERG : utilisant principalement en ce moment la photographie et l’installation, l’œuvre de cet artiste est considérée comme « controversée, satirique, maniaque, mélancolique, obscène, empathique, alarmante… », d’une étrange bizarrerie dans ses métaphores et ses symboles provocateurs. En tout état de cause, comme les autres manifestations proposées par la FAC, cette œuvre témoigne de l’énergie cubaine à réinventer sinon le monde, du moins le mode de fonctionnement du pays, et de l’espoir que cela serve de modèle au monde : Je crois que nous devons nous réinventer. Je crois en notre énergie et je fais confiance à la jeunesse cubaine. Je pense que la force est chez les jeunes. Cette force de renouvellement capable d'hériter des grandes valeurs humanistes, pour lesquelles ce peuple est sacrifié depuis tant d'années, et de se réinventer pour que cela soit possible. Pas pour que ce soit juste une utopie. Et pour que les gens puissent réaliser leur rêve ici, travailler ici, grandir et améliorer leur vie, créer ici. Jorge Perugorria
Cuba et La Havane, ce n’est pas que la Biennale : chacun a trouvé le temps d’aborder le quotidien de l’ile selon ses envies. Certains ont emprunté le bus local pour rejoindre les plages de l’ouest de La Havane ; d’autres ont préféré se balader dans les ruelles près de nos casas dans le Callejon de Hamel investi par l’artiste Salvador ESCALONA ; quelques-uns ont tenté d’en savoir plus sur la santeria mais n’ont pu trouver le musée des Orishas ; la plupart ont assisté à un spectacle de danse et musique cubaine qui les a plutôt déçus ; d’autres encore sont passés par l’ancien studio du Buena vista social club et y ont entendu des jeunes musiciens et chanteurs faisant une jam avec d’autres musiciens issus du public ; quelques-uns ont réalisé une excursion à l’ouest de La Havane, ont visité un centre d’accueil de jeunes volontaires du monde entier (ceux qui arrivaient ce jour-là venaient du Viet-Nam, du Pérou, du Chili...), une ancienne plantation de café au sein de la réserve biosphère, et ont poursuivi par une baignade dans le rio San Juan. Tous ont trouvé le temps de se promener sur le Malecon en évitant les vagues déferlantes pour profiter du soleil et de la liberté…